La résilience basée sur les signifiants culturels chez les soldats psychotraumatisés de guerre en Afrique : vers une modélisation en psychologie clinique

La résilience basée sur les signifiants culturels chez les soldats psychotraumatisés de guerre en Afrique : vers une modélisation en psychologie clinique

Des observations cliniques à l’Hôpital Militaire de Yaoundé ont relevé une résilience aux allures d’adaptation socio-culturelle chez certains soldats psychotraumatisés de guerre. Ce qui a amené à chercher à comprendre le rôle de la culture dans le travail de résilience chez ces soldats. Les signifiants culturels ont été érigés comme modalités spécifiques de la variable culture pour étudier ce rôle.

L’étude est construite sur la base de la méthode clinique. Les résultats font état de ce que chez ces soldats, le travail de résilience est structuré autour du resserrement du lien entre le soldat et la Famille bio-lignagère, de l’affermissement du lien entre le soldat et l’Ancêtre, de la consolidation du lien entre la Famille bio-lignagère et l’Ancêtre et de l’émergence du lien de maîtrise du soldat sur l’ennemi. Les signifiants culturels dans le travail de résilience ont donc une fonction de reconstruction et de solidification des liens du soldat dans ses différences.

Plusieurs chercheurs (Ungar, 2013 ; Goldberg & Garno, 2005 ; Rutter, 2007 ; Cyrulnik, 2013 ; Martin, 2009) s’accordent sur le fait que la résilience ne se réduit pas à une simple capacité de résistance qui véhiculerait l’idée d’une rigidité, mais qu’elle évoque davantage des propriétés de vigueur, d’adaptation, mais surtout de souplesse, de flexibilité et d’élasticité. Voilà pourquoi elle revient très souvent à signifier rebondir.

Toutefois, ce qui intéresse plus les chercheurs ces dernières années, c’est de répertorier les fondements de ce rebondissement. Polk (1997) dans une synthèse de 26 articles, déduit que la résilience se fonde sur des patrons. Il s’agit d’abord du patron personnel qui renvoie aux attributs physiques et psychologiques qui contribuent à la manifestation de la résilience, dont l’intelligence, la santé et le tempérament. Jakubowski (2007) relève le patron relationnel (chercher du soutien, aller vers les autres, avoir des intérêts et des loisirs) qui influencent la résilience.

Richard (2004) le rejoint dans cette perspective en évoquant le patron situationnel qui renvoie à une approche face à une situation ou stresseurs qui se manifeste par la mise en place d’habiletés d’évaluation cognitive, des habiletés en résolution de conflits et des attributs qui indiquent une capacité d’agir dans une situation adverse, comme la flexibilité, la persévérance, la curiosité et la créativité.

Gutton (2007), lui, revient sur le patron philosophique qui s’inscrit dans des croyances personnelles qui amène à une vision positive caractérisée par des idées telles que l’avenir sera bon, on trouve du sens aux expériences vécues, la vie vaut la peine d’être vécue. Ce sont donc ces différents patrons qui favoriseraient fondamentalement le rétablissement de l’intégrité psychique. Pour certains auteurs d’orientation psychanalytique, c’est par contre l’usage adaptatif des mécanismes de défense et la qualité de la mentalisation qui fondent le processus de résilience.

En ce qui concerne les mécanismes de défense, Houssier (2002) ; Vanistendael (2001) ; Lecomte (2004) ; Cyrulnik (1999, 2013) et Anaut (2003) reconnaissent le rôle prépondérant des mécanismes du déni, du clivage, de l’isolation, de l’identification à l’agresseur, du recours à l’imaginaire. Cyrulnik (2013) met plutôt l’emphase sur trois procédés défensifs qui pour lui semblent revêtir une place plus importante dans le processus de résilience, en ce sens qu’ils permettent d’éviter la répétition de l’effraction traumatique.

Il s’agit de l’altruisme, de l’humour et de la sublimation. Pour de Tychey, Lighezzolo, Claudon, et Diwo (2006), les mécanismes de défense permettent seulement d’encaisser et d’atténuer les agressions et les souffrances après l’effraction du pare-excitations par l’événement traumatique. Ils pensent qu’une autre opération essentielle, tenue par le Moi du soldat psychotraumatisé, doit être réalisée par la suite.

Il s’agit notamment de la liaison psychique des affects et des représentations, permettant un travail d’élaboration mentale des tensions générées par le traumatisme de guerre. C’est cette opération qui porte le nom de mentalisation. Marty (2001) relève que la mentalisation traite de la quantité et de la qualité des représentations psychiques des individus, lesquelles représentations fondent la capacité de résilience. Debray (2001) reconnaît également l’importance de la mentalisation dans la résilience, mais beaucoup plus dans son rôle à éviter les désorganisations somatiques du psychotraumatisme.

Outre cette possibilité de somatisation du traumatisme, Bergeret (2004) précise en effet que lorsqu’il y a faillite de mentalisation, deux voies de décharge sont possibles : la décharge par la voie somatique, mais aussi celle dans l’agir comportemental. La défaillance de mentalisation pour cet auteur, laisserait donc le traumatisme se développer aisément dans toutes ses sphères.

Ces auteurs semblent ignorer ce qui interviendrait dans un processus de résilience à forte coloration culturelle. Leur postulat sur les fantasmes originaires comme structure première organisatrice de l’ensemble de l’activité psychique concrète, semble difficilement permettre de saisir un processus de résilience culturellement coloré comme l’indiquent les auteurs ci-après : Ombolo (1975) pense que « on ne peut pas ignorer purement et simplement les croyances, les pratiques sociales, les mythes et les traditions, qui sont des éléments de l’organisation psychique dès lors qu’on est dans une perspective compréhensive », et surtout dans le contexte de l’Afrique traditionnelle où le traumatisme est beaucoup teinté d’éléments culturels ; Kimessoukié (2016) rappelle que les facteurs de protection sont intimement liés au milieu culturel, parlant dans le contexte camerounais des facteurs comme les traditions et les coutumes appelées aussi signifiants culturels (Sow, 1977 ; 1578).

Au-delà même de ce rôle de protection, de sécurité et de socialisation, les éléments culturels (signifiants culturels) semblent également jouer un rôle prépondérant dans la capacité d’une personne à se développer, à continuer de se projeter dans l’avenir, en dépit des traumatismes parfois sévères. De là à se demander comment la culture intervient-elle dans le travail de résilience chez les soldats psychotraumatisés lors de la guerre contre la secte terroriste BokoHaram au Cameroun ? L’objectif est d’appréhender le rôle joué par la culture à travers l’action des signifiants culturels dans le travail de résilience chez les militaires camerounais psychotraumatisés de guerre.

Méthodologie

L’étude est une recherche qualitative. Nous avons appliqué la méthode clinique. Alors, la démarche inductive a été adoptée. Elle a consisté à constater les faits et à procéder à des observations rigoureuses, ponctuelles et répétées concernant le rôle des signifiants culturels dans la résilience des soldats psychotraumatisés de guerre. Nous nous sommes principalement basés sur l’étude de cas, à cause de sa capacité à fournir une analyse en profondeur d’un phénomène tel que la résilience.

La recherche s’est déroulée à l’Unité de Psychologie de l’Hôpital Militaire de Région No 1 de Yaoundé. C’est la principale structure qui accueille les soldats en souffrance psychique, au retour des missions de guerre. La recherche étant qualitative, le recours à un petit échantillon, non probabiliste a été privilégié. Les participants ont été choisis sur la base de leur score au Posttraumatic Stress Disorder Checklist Scale et à l’échelle de résilience de Wagnild et Young. Quatre militaires camerounais qui ont participé à des missions anti-terroristes contre Boko Haram à l’Extrême-Nord du Cameroun ont été retenus.

Ils ont été diagnostiqués d’un psychotraumatisme sévère et identifiés comme fortement résilients grâce à l’échelle de résilience de Wagnild et Young. Comme autre critère de choix, les participants n’ont pas adhéré aux soins hospitaliers. Pour leur rétablissement, ils ont uniquement pratiqué les rites dans leurs villages respectifs. La collecte des données s’est faite à l’aide des entretiens semi-directifs. Cette technique nous a permis de centrer les propos des participants essentiellement sur les thèmes de résilience et de signifiants culturels que nous voulions aborder.

Nous avons rencontré chaque participant quatre fois selon le principe de saturation, où la poursuite de la collecte ne nous donnait plus d’éléments nouveaux. Ils ont tous signé le consentement éclairé. Ils étaient libres de suspendre les entretiens à tout moment. Il leur revenait aussi de ne livrer que ce qui leur était possible de dire. Des pseudonymes leur ont été attribués afin de garder l’anonymat sur leur personne. Les entrevues ont duré approximativement 45 min chacune selon la disponibilité du participant. Comme technique d’analyse des données, nous avons utilisé l’analyse de contenu, axée sur le repérage des thèmes significatifs. Les fragments du discours des participants sont retenus pour fonder empiriquement l’analyse.

Résultats

Les résultats révèlent un travail de résilience axé sur le resserrement du lien entre le Soldat et la Famille bio-lignagère, de l’affermissement du lien entre le Soldat et l’Ancêtre, l’émergence du lien de maîtrise du Soldat sur l’Ennemi ; dans lequel les rites socioculturels ont joué un rôle stimulant.

Le resserrement du lien entre le soldat et la Famille bio-lignagère

Le renforcement de l’Axe de l’existence bio-lignagère ou l’Axe Existentiel propre de la Personne, conforte l’individualité par rapport au Soi, au sentiment immédiat d’exister pour soi et d’être en même temps étroitement solidaire en tant que « membre » de sa lignée propre qui est la véritable famille au sens africain. C’est ce sentiment qu’exprime le Soldat Bravo au soir du Tsô : « ce soir-là, pour une fois, je me suis senti accepté et aimé par la grande famille, leur sacrifice pour moi a été grand. J’ai par là même compris que j’avais une place particulière au sein d’elle, que j’étais un être spécial ».

Le resserrement du lien entre le Soldat et la famille bio-lignagère s’est aussi observé lors de l’activité diagnostique, qui ne s’est pas produit dans un vase clos du transfert ecmnésique et d’un colloque singulier de conscient à conscient et d’inconscient à inconscient par la médiation vive et ecmnésique du transfert. Mais, cette activité interprétative a plutôt nécessité en chacun de ces moments, le consensus communautaire, en particulier celui de la famille du patient. Tel a été le processus chez le Soldat Alpha : « … je soupçonnais que j’étais tourmenté par les esprits des morts des terroristes, mon père a été de cet avis, mon oncle aussi. Et c’est ce qu’a confirmé le papa du Simbo, mais d’une manière plus claire ».

En effet, dans la clinique traditionnelle africaine, le conflit actuel remet réellement en question la structure des relations du patient dans l’univers panstructuré, et non pas seulement au niveau imaginaire du mythe privé. Ainsi, l’élucidation du cas du consultant est, en même temps, l’élucidation de la position, de chacun et de tous, dans les structures relationnelles globales. Déjà, lors de la phase interprétative, le trouble mental doit signifier quelque chose de commun pour l’Ego et la famille bio-lignagère. Il s’agit d’un travail d’élaboration qui consiste en son fond, à donner un nom à l’angoisse vécue par le sujet et/ou sa famille. Il s’agit en fait de permettre au patient de « délirer » selon le canevas d’un « délire » institutionnalisé, c’est-à-dire à partir des modalités du « délirer » disponibles dans la culture et proposées par elle (Sow, 1978).

Nous le voyons chez le Soldat Charli : « lorsque je disais aux médecins que la femme terroriste que j’ai éliminée là, réapparait de temps en temps vrai, ils ne me croyaient pas. Mes gens leur disaient que c’est pourtant la vérité, en leur expliquant que c’est son esprit et qu’elle peut même changer de visage. Pour l’hôpital, on racontait des histoires, ma famille et moi ». C’est donc dans ce cadre qu’on peut dire que le « délire » de l’Ego devient le « délire » de la famille bio-lignagère, ce qui caractérise un resserrement profond de liens. Et c’est là, l’un des nœuds de l’élaboration de l’angoisse existentielle vécue en « délire » organisé et défensif.

Mais, il s’agit ici d’une persécution-défense organisée de structure collective. Et cela n’a été possible ici que parce qu’il y a une possibilité institutionnelle culturelle d’établir une continuité entre ces soldats et leurs familles. Il ne s’agit pas du passif constat d’une rupture entre l’imaginaire individuel et un imaginaire collectif structuré, mais plutôt un véritable réservoir collectif où les actes de pensées tirent une bonne part de leurs représentations basales avant d’être réélaborer.

Toutefois, le consensus sur la signification du trouble entre Ego et la Famille biolignagère implique qu’une prise en charge efficace nécessite une entente préalable au sein de la famille. Ce qui suppose que les problèmes existants, entre ses propres membres doivent d’abord être résolus. C’est ce qui s’est fait lors du Tsô chez le Soldat Bravo : « … à l’étape des confessions publiques, chacun de nous a d’abord confessé toutes les mauvaises choses qu’il a commises soit envers un membre de la famille, soit envers toute la communauté. Par la suite, le pardon a été imploré et la paix retrouvée ».

Nous voyons là, que la confession et le pardon purifient d’abord les liens afin de mieux les raffermir. Par ailleurs, sur le plan de la cohérence psychopathologique africaine, la pratique clinique basée sur la notion de conflit est accompagnée d’une prise de conscience de la signification lors du moment interprétatif. Ceci renforce non seulement les liens entre le patient et la famille, mais représente surtout le prototype même de toute la relation clinique réussie. C’est-à-dire celle qui surpasse la simple guérison.

La ritothérapie tire donc toute son efficacité et va au-delà du traitement, du fait que, dépassant le simple cadre de la manipulation technique des faits isolés, elle pénètre au plus profond des significations humaines en renforçant principalement les liens concrets et totaux qui unissent indissolublement l’individualité et sa communauté d’origine sacrée. C’est ce qui impulse le véritable développement, celui qui se fait en dépit du traumatisme vécu. C’est justement dans ce sens que le resserrement du lien entre le Soldat et la Famille bio-lignagère se présente comme un facteur important du bond résilient.

L’affermissement du lien entre le Soldat et l’Ancêtre

La « ritothérapie » est une grande occasion de dialogue entre le praticien et l’Ancêtre. Il peut se faire directement comme lors du Simbo chez le Soldat Alpha ou lors du Tsô chez le Soldat Bravo. Cette communication entre l’initié et le pôle ancestral peut également se faire via le génie ou ce que le Soldat Delta appelle l’esprit : « … cette nuit, l’esprit s’est transformé en oiseau, il secoue les maisons, il se met sur la toiture, il pleure, il crie, il exprime sa colère. Ce sont les initiés de la concession qui ont discerné ce qui l’a irrité, ce qu’il réclamait, ce qu’il disait. On m’a expliqué le matin qu’il parlait de moi, de certaines de mes défaillances au champ de bataille. Et qu’on devait directement m’amener à lui au niveau de l’arbre du Mfossié ».

Le ritothérapeute à son tour aménage le contact entre Ego (le Soldat) et l’Ancêtre : « c’est lorsqu’on mettait le vin blanc dans la marmite en terre cuite que l’on m’a présenté aux ancêtres en prononçant mon nom plusieurs fois… » (Soldat Delta). Pour le Soldat Bravo, ce contact direct avec l’Ancêtre s’est fait après avoir égorgé la chèvre « Le TsigTsô a appelé mon nom et les deux oncles ont dit “le voici”. Et j’ai senti une présence étrange invisible devant moi ». Ces actes rituels ont ainsi significativement rapproché les soldats psychotraumatisés du pôle ancestral, support de la Loi et du Verbe.

Sur le plan de la pratique psychopathologique traditionnelle africaine, le travail de résilience s’active donc ici par la mise en œuvre d’une prise en charge permettant non seulement de rétablir le lien interrompu, mais surtout de l’affermir. D’autre part, c’est l’interprétation du matériel signifiant recueilli dans la symptomatologie psychotraumatique (cauchemars, hallucinations, illusions, etc.) d’ordre mystico-culturel, qui permet de diagnostiquer le malaise du lien ancestral.

Ceci amène à une réarticulation du patient dans sa relation continue avec le Signifié transcendantal qu’est l’Ancêtre. En tant qu’axe spirituel de la personne-personnalité, l’affermissement de l’Axe Vertical maintien un accès direct entre l’esprit du Soldat et la Réalité Ancestrale. Avec ce renforcement de lien, le psychotraumatisé de guerre bénéficie d’un sentiment de plénitude d’être, de profonde « assise » et de continuité onto-phylogénétique. Il se régénère dans un climat de vivification permanente et « continuée » dans une totalité plus vaste mais ordonnée et cohérente. Nous pouvons dès lors comprendre ce témoignage du Soldat Alpha après le Simbo : « me sentant liée à une force si puissante, je me suis senti comme un être nouveau, prêt à affronter toute sorte de défis, prêt à affranchir toute sorte d’obstacles ».

À bien comprendre, la crise traumatique se présente ici comme une occasion inédite de rapprochement puis de resserrement de lien entre le Soldat et l’Ancêtre. Le trouble psychique bien que désordre, mais ce désordre, conçu comme tel dans la société traditionnelle africaine, est pensé et agi dans « l’ordre », en autant de signifiants articulés, visant à rétablir la communication avec le monde du signifié. En ce sens, le patient psychotraumatisé à cause du désordre de son trouble, a par excellence une occasion d’entamer la cohérence de son lien avec le support de la Loi, du Verbe et de l’Ordre. Lorsqu’il y a succès thérapeutique et dans des conditions culturellement définies, celle-ci peut être considérée comme une initiation accomplie, recréant une union entre le Signifié et le soldat psychotraumatisé. Comme quoi, la finalité d’une ritothérapie réussie est la résilience dudit soldat.

L’émergence du lien de maîtrise du Soldat sur l’Ennemi

Le renforcement des liens entre le Soldat et la famille bio-lignagère d’une part, entre Ego et l’Ancêtre d’autre part, créeen Ego un sentiment d’assurance et de domination sur l’Ennemi. En effet, le bénéfice d’une consolidation des liens sur ce triple plan, offrirait à Ego une source consistante, un appui solide, un soutien efficace, une augmentation decompétences qui lui permettent de maîtriser désormais l’Ennemi. Aussi, nous verrons plus tard que les victoires d’Ego dans le conflit avec l’Ennemi vont entretenir ce lien de maîtrise sur l’Ennemi. En retour, ledit lien renforce la confiance qu’Ego fait déjà aux deux pôles relationnels et l’amène à s’en rapprocher davantage.

C’est dans cet élan que le Soldat Delta témoigne : « avec tous les terroristes que j’ai pu neutraliser après le Mfossié, je ne peux plus m’amuser avec l’esprit du Mfossié, ni avec le village ». Cette sensation d’emprise sur l’Ennemi apporte au soldat un sentiment d’accord avec les principales valeurs culturelles, fondées sur le Signifié ancestral. Ce qui crée autour d’Ego une atmosphère sécurisante dans les structures relationnelles bio-lignagères et ancestrales, nécessaire au développement du processus de résilience.

D’autre part, il faut rappeler que le rôle social du thérapeute traditionnel est celui chargé de la défense du groupe. Il ne se contente pas de détecter les actants de la relation conflictuelle, cause du désarroi existentielle, soit cause de la dysharmonie traumatique, mais communicant avec eux dans le mésocosmos, il les maîtrise. Puis, au travers des actes rituels et des objets symboliques, l’initié diffuse ce lien de maîtrise à Ego. Ledit liende maîtrise procure à nos participants psychotraumatisés un sentiment de contrôle chez le Soldat Delta « depuis mon retour du village, je sens que même s’il y a embuscade, tout le groupe peut tomber, sauf moi » ; un sentiment d’autoefficacité chez le Soldat Charli « Quand je mets l’ensemble des gris-gris que le marabout m’avait donné, je monte sur la mine des BokoHaram, ça ne déclenche pas. Ou alors ça déclenche quand je suis déjà quitté.

Si vous vous renseignez, on m’a surnommé “Blindé” » ; une confiance en soi chez le Soldat Alpha « avec le Simbo, je suis sûr de moi-même d’abord, parce que je suis assuré de marcher désormais sur ces petites pratiques mystiques des BH » ; des pensées positives chez le Soldat Bravo « Maintenant que j’ai l’avantage sur ces gens-là, même quand je suis au front, jepense sereinement à ma famille.

Or avant, j’avais très peur de laisser mes enfants orphelins ». Au demeurant, nous retenons que le travail de résilience chez les soldats psychotraumatisés s’est forgé sur la restructuration des liens entreEgo et ses différents pôles relationnels. Il s’est agi premièrement du resserrement de lien entre Ego et la Famille bio-lignagère, qui leur a procuré un sentiment d’assurance, de solidarité, de plénitude d’exister pour soi dans la totale sécurité de la famille africaine protectrice.

Ensuite, l’affermissement du lien entre Ego et l’Ancêtre, qui leur a permis de se régénérer dans un climat de vivification permanente, ordonnée et cohérente, leur offrant ainsi un sentiment de profonde « assise » et de continuité onto-phylogénétique. Enfin, le lien de maîtrise d’Ego sur l’Ennemi qui a pourvu à ces soldats un sentiment de contrôle, d’auto-efficacité, de confiance en soi et des pensées positives. Ce modèle du travail de résilience axé sur la solidification des liens entre Ego et ses pôles relationnels peut être représenté sur le schéma page suivante.

Discussion

La capacité de résilience résulte certainement du travail d’élaboration mentale qu’effectue l’individu comme l’a montré de Tychey (2001) en parlant de facteurs intrinsèques. En ce qui concerne les variables extrinsèques, la famille est souvent considérée comme détentrice des modalités défensives et de protection, soit des ressources qui vont aider l’individu face à l’adversité et des modes de soutien qui peuvent favoriser son développement et sa reconstruction psychique (Anaut, 2006). Cependant, il faut souligner qu’en Afrique traditionnelle, le soutien familial est plus profond qu’un simple support affectif.

Concernant par exemple la résorption rapide de la symptomatologie psychotraumatiqueet le bon pronostic noté chez les patients de cette étude, pour Berthod (2009), cela peut s’expliquer par la grande tolérance de l’entourage, permettant une réintégration rapide dans le groupe familial et la qualité des liens humains. C’est le cas du délire noté chez le Soldat Charli (persécuté par la femme préparatrice des gris-gris des terroristes), qui pour le groupe familial n’est pas un phénomène étrange, incompréhensible. Plutôt, il fait partie de l’existence, et à ce titre, il reçoit toujours, une explication. Cette attitude n’entraîne donc ni rejet, ni aliénation.

D’ailleurs pour Mboussou, Mbadinga et Dope Koumou (2009), la notion de persécution colore toute la psychopathologie africaine ; invoquée par le malade, elle est reprise par la famille et l’entourage, mise en forme et utilisée par le thérapeute traditionnel. Elle constitue, ainsi donc, une défense socialisée, intracommunautaire, solidement institutionnalisée et efficace. Cette adhésion collective soutient la cohérence significative de la symptomatologie traumatique qui se présente donc ici comme une forme approfondie de soutien social, nœud important du processus.

D’autre part, il a été vu plus haut que Houssier (2002) ; Vanistendael (2001) ; Lecomte (2004) ; Cyrulnik (2013) et Anaut (2003), évoquent plus les mécanismes de défenses classiques dans le travail de résilience. Par ailleurs, Nathan (2000) et Nguimfack (2016), eux, parlent beaucoup plus des défenses culturelles. Il peut s’agir de l’exté- riorité du conflit ; de lanomination collective précise d’un persécuteur ; du statut protégé du patient en tant que victime entourée ; aussi de la réalité objective des dimensions constituantes verticale, horizontale et bio-lignagère, en tant qu’extérieures au sujetindividuel.

Ce type de défenses s’est montré efficace dans cette étude, certainement parce que fondamentalement ancré au contexte culturel africain. Latoki (2010) et Kipambala Mvudi (2012), eux se montrent très spécifiques sur ces défenses culturelles, en parlant de l’attachement à l’Ancêtre. Ils insistent sur le fait que chez les africains, l’Ancêtre, sorte de présence-absence, est la référence et le recours à son Être, à sa Loi, à son Verbe et à son Ordre.

Il est tout à la fois : le fondement, le garant, mais aussi le fondateur de la communauté et de l’ordre culturel actuels. Il est celui qui met fin au chaos, à l’indifférenciation culturelle et par ricochet au désordre psychotraumatique. Cette réflexion associée à celle de Berthod (2009) convoquée plus haut, rejoint ce que Sow (1977) appelle « un collectif imaginaire structuré » qui est un vase structurant doté de véritables sédiments de symboles collectifs, qui mène aux significations communes et dont l’origine sacrée est l’Ancêtre.

Une approche qui selon Péruchon (2005) est bien différente d’une relation de type psychanalytique, pratiquée dans un « univers » où trône la libido narcissique, et de structure essentiellement individualiste, et qui ne peut se circonscrire qu’à un imaginaire singulier, « auto-suffisant », dont le moteur essentiel est le désir singulier. Or, la dynamique psychique africaine dépasse largement ce fonctionnement singulier, conséquemment le processus de résilience ici ne peut être fondé sur des mécanismes de défenses singuliers.

À Collomb (1965) et Zadje (1993) de nous précéder en affirmant qu’autant, la plénitude d’un sentiment de bien-être en Occident se définit en terme « d’indépendance » individuelle, autant en Afrique le signe du plein épanouissement personnel consiste dans le sentiment d’une solide articulation du soi avec les trois axes menant aux pôles qui le constituent. On comprend dès lors que si la résilience en Occident peut se fonder sur l’autonomie de l’individu, en contexte culturel africain, elle se fonde plutôt sur la réarticulation de l’individualité dans ses dimensions polaires fondamentales, notamment dans la consolidation de « ses liens ».

Le psychotraumatisme de guerre, loin d’être alors une simple calamité d’effraction psychique, permet au contraire, un réajustement relationnel de haut niveau entre l’individu affecté, la société et la culture. Ainsi conçue, cette affection mentale marque le triomphe de la puissance de la culture sur les simples mécanismes de défense ou stratégies d’adaptation naturels (Trincaz, 1980).

Ainsi, pour Nsabiyeze (2004), la Société, la Personne, la Culture ne sont pas détruites ; mais elles ne continueront d’exister que grâce à des opérations collectives de renouvellement et de renaissance, socle de la résilience dans une perspective africaine. L’affection traumatique correspondrait donc à un remaniement, voire un réordonnancement des éléments les plus profonds de la personne-personnalité.

La restructuration des réseaux relationnels au niveau des trois pôles fondamentaux est donc ce sur quoi le psychotraumatisé de guerre résilient tire sa cohérence et sa force. En effet, la crise traumatique dominée par la notion de conflit entre le sujet et les instances persécutrices extérieures, crée un lien entre le « superficiel » et le « profond » ; le véritable lien entre les hommes et les esprits tel que le pense Foucault (2010) : « La réalité pour la culture africaine réside non pas dans la relation de l’homme et des choses, mais des hommes avec les esprits. »

C’est ce qui ouvre la voie à une véritable renaissance (la résilience) aussi bien pour le patient que pour toute la communauté. Pour Sajus (2018), il y a bien rétablissement de l’intégrité psychique, mais celle-ci ne s’arrête pas à un colloque singulier, elle aboutit à un nouvel équilibre nécessaire entre le soldat psychotraumatisé de guerre et ses pôles constituants, à un réajustement des polarités relationnelles.

Ce sentiment de cohérence intime est éprouvé, par l’individualité au triple plan du vécu du corps, du vécu de conscience et du vécu psychosocial. Voilà pourquoi pour Gishoma et Brackelaire (2008) rétablir l’ordre dans le sujet affecté, victime, veut dire, en même temps reconstituer le lien rompu, réinsérer le patient dans la place, d’où il avait été exclu, coupé de ses instances constituantes par l’agresseur. En empruntant les termes de Moro (2016), il s’agit donc là de fortifier ses réseaux relationnels, de les tonifier plus qu’ils ne l’étaient avant la crise psychotraumatique.

Conclusion

L’objectif dans cette recherche était d’identifier les signifiants culturels intervenant dans la résilience des psychotraumatisés de guerre et d’appréhender leur fonction dans le processus de résilience. L’étude est allée au-delà de l’approche psychodynamique classique, en dépassant la vision essentiellement « intérioriste » de l’activité psychique de résilience. Elle a mis en exergue la prépondérance du complexe extériorité-intériorité dans le travail de résilience. En effet, ici c’est la restructuration extérieure qui conditionne la restructuration intérieure.

Ce sont les conduites socioculturelles collectives qui travaillent le psychisme individuel profond. La conception dynamiste et continuiste du psychisme en Afrique Noire procède de l’appréhension de la pensée comme phénomène psychique et social. C’est en ce sens que le moteur du travail de résilience chez certains soldats camerounais psychotraumatisés de guerre est le réaménagement des liens.

Il en résulte donc que chez ces soldats, le travail de résilience s’est structuré autour du resserrement du lien entre le Soldat et la Famille bio-lignagère, de l’affermissement du lien entre le Soldat et l’Ancêtre et de l’émergence du lien de maîtrise du Soldat sur l’Ennemi. Ces résultats ont permis d’élaborer le modèle culturel du travail de résilience chez les soldats psychotraumatisés de guerre, à partir de la théorie du conflit de relation de Sow (1977, 1978).

Docteur Ovambe, Psychologue au Cameroun

Références

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